CHAPITRE XIII
J’ai décidé que Kalika et moi irions ensemble dans un night-club à Hollywood. Il est une heure du matin, mais l’endroit est bondé. Je ne suis pas très sûre de savoir ce que je dois faire, mais c’est Kalika qui suggère de se cacher sous une couverture, sur la banquette arrière, en attendant que je lui ramène sa prochaine réserve de sang humain. Et tandis qu’elle se faufile sous la couverture, elle me lance un dernier regard. Ses yeux bleus expriment le plus grand sérieux.
— Tu auras assez chaud, comme ça ?
— Je n’ai jamais froid, réplique-t-elle.
— Si tu as envie de dormir, ne te gêne pas, mais quand je reviendrai, ne fais surtout pas le moindre bruit. Je m’occupe de tout.
Je parcours du regard le parking du club, apparemment complet.
— Une chose est certaine, c’est que je ne pourrai pas l’assommer en public.
— Emmène-le dans un coin discret, me dit Kalika. Je t’aiderai, Mère.
— Je te l’ai déjà dit, je ne veux pas de ton aide.
Kalika fait alors un geste auquel je ne m’attendais pas du tout : s’approchant de moi, elle dépose tendrement un baiser sur mes lèvres.
… Sois prudente, Mère, et souviens-toi que tu ne disposes plus de tes pouvoirs de vampire.
Le baiser m’avait réchauffé le cœur, mais ce qu'elle vient de dire me glace aussitôt.
— Mais… Tu sais que j’étais un vampire ?
— Oui. C’est lui qui me l’a dit.
— Ray ?
— Oui.
— Pourquoi ne l’appelles-tu jamais Père ?
— Tu l’appelles Ray. Alors, je l’appelle Ray moi aussi.
— Mais il m’appelle Sita, lui.
— Tu veux que je t’appelle Sita ?
— Non, ça n’a aucune importance. (Je réfléchis un instant.) Tu aimes Ray ?
Kalika hausse les épaules.
— Ce que je ressens… L’heure est mal choisie pour t’expliquer ce que je ressens pour Ray.
— Tant pis, dis-le quand même.
— Tu n’es pas encore prête à entendre ce que j’ai à dire.
— Et je serai prête quand ?
— Bientôt.
— Comment le sais-tu ?
Elle tire la couverture par-dessus sa tête et, avant de disparaître, elle ajoute :
— Je sais beaucoup de choses, Mère.
Quand j’entre dans le club, la musique est assourdissante, et les stroboscopes sont en pleine action – un bruit de tonnerre et des éclairs psychédéliques qui sont parfaitement assortis à l’état d’esprit d’une clientèle saturée d’alcools forts. Naturellement, je danse merveilleusement bien, même sans mes dons de vampire. Jetant un rapide coup d’œil autour de moi, je bondis aussitôt sur la piste, histoire d’attendre que le prochain repas de ma fille vienne volontairement à moi. La culpabilité que j’éprouve me rend moins exigeante sur le choix de mes proies, et je préfère encore que la fatalité – le destin – décide à ma place du pénible sort de la future victime.
Quelques minutes plus tard, un homme d’une trentaine d’années s’approche de moi. Il porte une fine moustache noire, et un blouson magnifiquement coupé. La façon dont il s’exprime révèle qu’il a fait des études supérieures : j’ai sans doute affaire à un ancien membre d’une université prestigieuse, qui doit être avocat ou juriste, et dont les revenus sont apparemment confortables – à son poignet, une Rolex, et à l’oreille, un anneau en or dans lequel est incrusté un petit diamant. Sans être beau, il a du charme, et une voix plutôt suave.
— Vous permettez ? me demande-t-il, tout en commençant à danser près de moi.
Les cheveux dans les yeux, je souris, sans cesser de me déhancher.
— Je permets.
Il glousse.
— Hé, vous dansez sacrément bien.
— Je vous retourne le compliment. Comment vous appelez-vous ?
— Billy, et vous ?
— Cynthia, mais mes amis préfèrent Cindy.
Le type est radieux. Tout se déroule comme il l’avait espéré, et il est en train de bien s’amuser.
— Alors, moi aussi.
Au bout d’une vingtaine de minutes, nous quittons la piste de danse et Billy m’offre un premier verre. Installés au bar, nous en profitons pour reprendre notre souffle, et discuter un peu. J’avais vu juste, il est effectivement avocat, mais il m’assure qu’il est honnête.
Je choisis mes clients, et je ne triche pas sur mes honoraires, déclare-t-il fièrement entre deux gorgées de Bloody Mary – mon cocktail préféré quand je suis en chasse.
Personnellement, j’ai déjà entamé mon deuxième verre. La vodka à la propriété de calmer ma nervosité, bien qu’elle ne soit pas particulièrement indiquée pour la rapidité des réflexes. Sous ma veste de cuir noir, je porte à la ceinture mon arme équipée du silencieux, mais je sais déjà que je n’en aurai pas besoin avec Billy. Celui-ci s’apprête à connaître le même sort que le malheureux Eric. Malgré le sentiment de culpabilité qui m’étreint, je m’efforce de me concentrer.
— Vous travaillez pour quel cabinet ?
— Je suis chez Gibson et Pratch, dans Century City. Moi-même, j’habite dans la vallée. Le matin, il est quasiment impossible de circuler sur l’autoroute de San Diego, tout est bouché. Et vous, vous êtes dans quelle branche ?
— Je suis professeur de musique, dis-je sans sourire.
— Cool. De quel instrument jouez-vous ?
— Le piano, et un peu de violon.
— Ça, c’est incroyable ! Justement, je viens d’hériter d’un vieil oncle richissime un magnifique piano à queue. J’ai toujours eu envie de prendre des leçons, mais l’occasion ne s’était encore jamais présentée.
Il réfléchit quelques secondes, et une idée géniale lui traverse l’esprit. Une inspiration divine, j’en jurerais. J’ai déjà compris depuis longtemps : dès qu’il m’a aperçue, il m’a dévorée des yeux.
— Hé, qu’est-ce que vous diriez de jouer un petit morceau de piano ?
En riant, je regarde autour de moi.
— Vous avez apporté votre piano ?
— Non, chez moi. À cette heure-ci, ça roule bien, on y sera vite.
J’hésite.
— Je suis d’accord avec vous, Billy, il se fait tard. Demain matin, je me lève tôt.
— A qui voulez-vous faire croire ça ? Vous êtes professeur de musique, non ? Il vous suffit d’appeler vos élèves et de leur fixer un autre rendez-vous. Prenons ma voiture, je viens de m’acheter une Jaguar.
Voilà une nouvelle qui m’impressionne.
— J’adore les Jaguar…
Jetant un coup d’œil à ma montre, je fais mine d’hésiter encore. Décidément, je joue mon rôle à la perfection.
— Bon, d’accord, mais je vais vous suivre en voiture jusque chez vous. Comme ça, après le piano, je pourrais rentrer.
Satisfait, Billy pose son verre.
— Je vais rouler doucement : pas question de vous perdre en route !
De retour à la voiture, je constate que Kalika s’est endormie, et c’est au rythme de sa respiration que je m’engage sur l’autoroute, lancée à la poursuite de la Jaguar de Billy. En bon avocat, il a menti-il roule à toute vitesse, comme un fou.
Mon plan est simple : dès que nous sommes entrés chez lui, je l’assomme, et ensuite, je le charge dans le coffre de ma voiture. Étant donné qu’il a bu toute la soirée, ce sera facile. Le pauvre garçon ne saura même pas qui l’a frappé.
Avec Kalika toujours endormie sur la banquette arrière, nous arrivons chez Billy.
Je laisse mon arme dans la boîte à gants.
Comparée à sa voiture toute neuve, la maison de Billy est au fond d’une impasse, et d’un aspect plutôt modeste. Le bitume de l’allée est fendu, et la pelouse mériterait un coup de tondeuse. La voiture de Billy disparaît dans le garage attenant à la maison, et je me gare devant, dans la rue. Après m’être assurée que Kalika est confortablement installée, je m’en vais rejoindre Billy, qui m’attend devant la porte. Les talons de mes bottes martèlent la chaussée. Billy, lui, se prépare à passer une nuit qu’il espère chaude, très chaude, à en juger par le sourire lubrique qu’il m’adresse. À peine sommes-nous à l’intérieur qu’il me plaque un baiser sur la bouche, ce qui ne me surprend pas. L’alcool lui donne une haleine vaguement sucrée, et il presse sur moi des mains rendues moites par l’émotion. Il me pousse contre le mur, et je suis obligée de tourner la tête pour reprendre mon souffle.
Je proteste :
— Attends une seconde, Billy, tu ne m’as même pas fait visiter ta maison. Et où se trouve le piano dont tu m’as parlé ?
Les yeux brillants, il me toise.
— Je n’ai pas de piano.
— Mais… Tu m’as dit que ton oncle…
— Je n’ai pas d’oncle non plus.
À cet instant précis, je perçois une odeur caractéristique, que la plupart des femmes ne sentiraient même pas, mais dont j’ai une longue expérience. Nul besoin de posséder un odorat surhumain pour l’identifier : quelque part dans la maison de Billy, camouflé peut-être sous son lit, ou coulé dans du béton sous le sol de la salle de bains, il y a un cadavre – voire plusieurs ! Étant donné la lueur de folie qui brille dans ses yeux, je suis certaine qu’il y en a plus d’un, et je me maudis intérieurement. Comment ai-je pu me montrer aussi imprudente ? Si j’étais encore en possession de mes dons de vampire, nul doute que j’aurais senti qu’il m’avait menti sur toute la ligne.
Prudemment, je me garde bien de lui montrer que j’ai compris.
— Ne t’en fais pas, Billy, je ne suis pas pianiste non plus.
Cette déclaration l’emplit de joie.
— Tu m’as menti ?
— Disons plutôt que nous nous sommes mentis mutuellement.
S’ensuit un cliquètement métallique. Un son tout à fait caractéristique : celui que produit un couteau à cran d’arrêt quand la lame jaillit. Billy lève le bras, comme pour me frapper, mais il est près de moi, trop près, et je le repousse de toutes mes forces, tout en lui balançant mon genou droit entre les jambes. Le problème, c’est que Billy doit porter une quelconque protection par-dessus ses parties intimes : le coup le stoppe dans son élan, mais il n’a pas l’air de souffrir, et la lame de son couteau poursuit son affreuse trajectoire, droit vers ma gorge. À la dernière seconde, je réussis à pivoter légèrement sur le côté, évitant ainsi d’avoir la carotide tranchée. Mais bien que j’aie paré au plus pressé, la lame se plante tout de même dans mon épaule gauche, transperçant le cuir de ma veste. Il faut dire que cette lame est incroyablement bien aiguisée : elle s’enfonce d’une dizaine de centimètres dans ma chair tendre. Le sang jaillit de la blessure, et je titube jusqu’au milieu de la pièce.
Comme je regrette d’avoir laissé mon arme dans la voiture…
Son couteau ensanglanté dans une main, l’autre plaquée sur sa braguette, Billy s’approche de moi. Mais bien qu’il ait retrouvé le sourire, ce n’est plus le tueur en série sûr de lui qu’il était un instant auparavant.
Tu es une sale petite garce, me lance-t-il.
Saisissant un vase plein de fleurs, je fais mine de le jeter sur lui :
— Ne bouge plus, sinon, je hurle !
Il éclate de rire.
— Les seuls voisins que j’ai sont tous vieux, et complètement sourds. Cette maison est parfaitement insonorisée, et tu peux hurler autant que tu veux, Cindy.
— Je ne m’appelle pas Cindy. Et tu ne t’appelles pas Billy.
Surpris, il me demande :
— Qui es-tu ?
— Je ne vois vraiment pas pourquoi je te le dirais.
— Parce que je veux savoir ton véritable nom avant de te tuer.
Je durcis le ton.
— Je suis Sita, et j’appartiens à un passé très ancien. Malgré mon apparence, je suis bien plus âgée, et j’ai déjà eu affaire à des crapules dans ton genre. Cette nuit, c’est toi qui vas mourir, et je me contre-fiche de ton vrai nom.
En entendant ces mots, il charge, et pour un non-vampire, il est diablement rapide. Le vase, évidemment, je le lance sur lui simplement pour le déséquilibrer, mais on dirait qu’il a anticipé ma réaction : esquivant le projectile, il se prépare à poursuivre la lutte. Mais j’ai déjà bondi, le pied droit en avant, dans le but de lui balancer le talon de ma botte dans la mâchoire, sur ce point précis que les boxeurs professionnels connaissent bien. Un coup bien appliqué devrait suffire à l’envoyer au tapis.
Malheureusement, une fois de plus, mes muscles me trahissent, et mon pied rate de peu sa cible : ma botte se contente d’égratigner la mâchoire de Billy. Il recule, mais ne renonce pas, au contraire. Essuyant le sang qui perle d’un revers de manche, il me regarde, haineux.
— Où as-tu appris à te battre comme ça ? me demande-t-il.
— J’ai pris des cours par correspondance.
Et je commence à tourner autour de lui, mais il n’est plus question de compter le surprendre. Surveillant mes déplacements, il fonce sur moi en brandissant son couteau, et je me rends compte qu’il est plutôt bien entraîné. Il ne cherche pas à frapper au hasard, au contraire : chacune de ses tentatives est parfaitement calculée. L’une d’elles aboutit, et la lame m’entaille profondément la main droite. La douleur est intense, et je saigne abondamment, mais je continue ma manœuvre d’encerclement, résolue à porter une nouvelle attaque. Sa tactique défensive est au point ; toutefois, il ne cesse d’agiter les bras. Je sais qu’il ne faut pas qu’il puisse me toucher à la jambe, parce qu’il en profiterait alors pour me couper le pied, en me forçant à regarder le spectacle.
Mais voilà qu’il commet une erreur : il vise mes yeux mais, sans s’en rendre compte, il communique ses intentions. Ma première réaction est simple – je me baisse. Et dès que la lame est passée au-dessus de ma tête, je bondis, balayant du pied gauche les deux jambes de mon agresseur. Il s’agit d’une technique de kung-fu, très ancienne, et très efficace. Billy – appelons-le comme ça pour l’instant – s’écroule, je me dirige vers lui, et dès qu’il tente de se relever, je lui donne un grand coup de botte en plein visage, puis sur le torse. S’effondrant sur la table basse, il lâche son couteau à cran d’arrêt qui rebondit sur la moquette lui liée de sang, et que j’envoie valdinguer hors de sa portée. Étendu sur le dos, le souffle coupé, il me dévisage, incrédule. Le dominant de toute ma taille, je triomphe – comme avant, quand j’étais vampire, l’osant le pied sur son poignet gauche, je maintiens fermement son bras plaqué contre la moquette.
— En fait, je sais jouer du piano, lui dis-je. Et s’il y en avait un chez toi, je pourrais jouer le Requiem de Mozart, une fois que j’aurais fourré ton cadavre au fond d’un placard.
Dans ses yeux, je distingue encore la même lueur bizarre.
— Tu t’appelles vraiment Sita ?
— Oui.
— Quel âge as-tu ? Tu es bien plus âgée que tu n’en as l’air, pas vrai ?
— Exact. Et toi, dis-moi quel est ton âge, et comment tu souhaites mourir.
Billy sourit.
— Je ne vais pas mourir.
— Ah non ?
— Non.
Et avant que j’aie le temps de réagir, il sort un petit revolver et le pointe sur moi.
— Pas ce soir, Sita.
Une fois de plus, je suis furieuse contre moi-même : j’aurais dû lui régler son compte dès qu’il était à ma merci. Mon problème, je le connais : j’avais l’habitude de jouer avec mes proies, ce qui est un luxe que je ne peux plus me permettre, maintenant que je suis redevenue mortelle. Et là, pas question d’esquiver la balle qu’il a l’intention de me loger dans la cervelle C’est lui qui dirige le jeu, à présent. Retirant le pied qui bloquait le bras de Billy, je recule de quelques pas. Lentement, il se relève, le canon de son revolver dirigé sur moi. Ce n’est pas le genre de type à commettre deux fois la même erreur, l’odeur qui règne chez lui en témoigne.
— Combien de filles as-tu massacrées ?
— Douze, rétorque-t-il avec un grand sourire.
— La plus jeune avait cinq ans, et toi, veinarde, tu vas être la treizième…
— Le nombre treize n’a pas la réputation de porter chance, tu le sais certainement.
Agitant son arme, il me fait signe de m’agenouiller.
— Et mets tes mains sur ta tête. Ne fais aucun geste brusque.
Je m’exécute. De toute façon, je n’ai pas le choix. Le sang qui s’échappe de ma main entaillée coule dans mes cheveux et sur mon visage. Comme si j’étais à nouveau un vampire, je pleure des larmes de sang. La situation dans laquelle je me trouve est désespérée, c’est évident, et je n’arrive pas à penser à une solution de secours. À l’aide d’une cordelette en nylon, Billy m’attache les poignets dans le dos, et bien que je sois encore capable de défaire n’importe quel nœud, même dans mon état actuel, il complique le problème en les doublant, voire en les triplant. Une fois qu’il a fini de me ligoter, il s’accroupit devant moi, et sort à nouveau son couteau à cran d’arrêt. Du bout de la lame, il joue avec mes cheveux, et avec mes yeux, l’acier coupant comme un rasoir frôlant la surface du globe oculaire. Franchement, je ne serais pas surprise qu’il m’énuclée, histoire de gober mes deux yeux l’un après l’autre.
— Tu es si belle, me dit-il.
— Merci du compliment.
— Toutes les filles que j’ai eues étaient belles. D’ailleurs, si elles sont moches, je ne les travaille pas.
Je me retiens de lui cracher au visage.
— Pourquoi travailles-tu ces filles ?
— Pour leur donner une autre dimension. J’adore.
— J’avais compris.
Penché sur moi, il me souffle son haleine à la figure. La lame de son couteau se trouve à présent dans ma narine droite.
— Tu sais, je n’avais encore jamais rencontré de fille comme toi. Non seulement tu sais te battre, mais en plus, tu n’as peur de rien.
Je lui adresse mon sourire le plus charmant.
— Et tu t’es dit que je serais pour toi la partenaire idéale. Détache-moi, nous serons plus à l’aise pour en discuter.
Billy éclate d’un rire sonore.
— Tu vois ! C’est exactement ce que je voulais dire : même la perspective de mourir ne change rien à ton sens de l’humour.
Glissant la lame un peu plus loin au fond de ma narine, il cesse de sourire. Le tueur en série typique, totalement imprévisible.
— Mais certaines de tes petites plaisanteries ne me font pas rire du tout, et elles auraient même tendance à m’agacer. Or, je déteste qu’on m’agace.
Je me force à déglutir.
— Bien sûr, je te comprends.
La lame se plante carrément au fond de ma narine, et un filet de sang apparaît à la base de mon nez, et se met à couler jusque dans mon cou. Les yeux de Billy sont tout près des miens et, s’il le voulait, il pourrait lécher le sang d’un coup de langue. D’ailleurs, j’ai peur que ce soit ce qu’il a prévu de faire : pourvu que le goût de mon sang lui plaise !
Ça fait mal, une lame plantée dans la narine, mais malgré la douleur, je n’arrive pas à trouver un moyen de me sortir de cette situation. Sans compter que je m’inquiète pour Kalika, endormie dans la voiture, plus que pour moi. Décidément, je suis une bonne mère : c’est par amour pour ma fille que je suis venue m’empêtrer dans les filets de ce psychopathe. Krishna comprendra.
J’ai comme l’impression que je ne vais plus tarder à le revoir.
— Tu sais ce qui ne me plaît pas chez toi ? me demande Billy. C’est ton arrogance. Une fois, au lycée, j’ai eu une petite amie dans ton genre. Elle s’appelait Sally, et elle débordait d’assurance.
Il s’interrompt un instant.
— Du moins jusqu’à ce qu’elle perde son nez et ses lèvres. Une fille défigurée est rarement une grande gueule.
Sagement, je décide de la fermer.
Et soudain, on frappe à la porte.
Billy appuie sur le manche de son couteau à cran d’arrêt, poussant la lame encore plus profondément dans ma narine pour me forcer à pencher la tête en arrière.
— Pas un bruit, compris ? chuchote-t-il. On peut mourir de deux façons différentes : en une seule fois, ou à petit feu. Fais-moi confiance, si tu essaies d’attirer l’attention, je suis tout à fait capable de passer une semaine entière à te faire passer le goût de la vie.
Battant des cils, je lui fais signe que j’ai pigé. Oui, j’ai compris, d’accord.
Sauf que je sais qui se tient derrière la porte. On frappe à nouveau.
Billy commence à transpirer à grosses gouttes. De toute évidence, il a peur que l’isolation phonique de sa maison n’ait laissé passer des bruits suspects, décidant l’un de ses voisins à appeler la police. Tout ce qu’il peut faire, c’est attendre la suite des événements, et flipper. Mais le suspense ne dure pas longtemps. Lentement, la porte s’ouvre, et on voit apparaître la tête d’une ravissante petite fille, avec une magnifique chevelure noire et de grands yeux d’un bleu très sombre.
— Tout va bien, Mère ? dit Kalika.
Billy est à la fois stupéfait et soulagé. Il baisse un peu son couteau à cran d’arrêt et m’interroge :
— C’est ta fille ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’elle fiche ici ?
— Elle est venue avec moi. Elle dormait à l’arrière de ma voiture.
— Je n’en reviens pas… J’ignorais que tu avais une fille.
— Disons qu’en ce qui me concerne, tu es loin de tout savoir.
Je regarde Kalika, tout en me demandant ce que je dois faire : être une bonne mère et l’avertir du danger, ou garder le silence en espérant que nous allons toutes les deux sortir d’ici vivantes. Honnêtement, j’ignore si les réflexes de Kalika sont rapides, je ne sais pas comment évaluer sa force physique, mais un vampire de son âge et de sa taille devrait pouvoir maîtriser Billy. Prudemment, je me hasarde à dire :
— Chérie, ça ne va pas du tout.
— Tu vois, je te l’avais dit, réplique-t-elle.
Retirant de mon nez la lame de son couteau, Billy se plante devant moi. Lui aussi saigne, et il est couvert de sang, le sien et le mien. Dans la main droite, il tient son couteau ensanglanté, et le revolver qu’il porte enfoncé dans sa ceinture brille de tous ses feux. Quant à ses yeux, on les jurerait radioactifs. Il a l’air aussi sympa que Jack l’Éventreur défoncé au PCP, ce qui ne l’empêche pas de faire signe à Kalika d’avancer vers lui, comme un Père Noël qui attendrait qu’on vienne lui réciter une liste de cadeaux.
— Approche-toi, ma mignonne, dit-il d’une voix doucereuse.
Et Kalika de s’approcher lentement, notant au passage le moindre détail : la moquette qui recouvre le sol, l’attitude de Billy, la hauteur du plafond, la position des meubles – bref, elle se comporte exactement comme un vampire expérimenté sur le point de porter le coup fatal. Visiblement à l’aise, elle a les bras le long du corps, ses jambes légèrement écartées lui assurent une stabilité parfaite, et elle se tient même sur la pointe des pieds, afin d’être prête à foncer indifféremment d’un côté ou de l’autre. Billy sent qu’il y a quelque chose d’étrange chez cette petite fille, et alors qu’elle n’est plus qu’à trois mètres de lui, son sourire s’évanouit. Tapie dans un coin, terrorisée, je me contente d’observer la scène avec stupéfaction. À ce moment-là, je m’aperçois que j’aime ma fille d’un immense amour, et que je préférerais mourir dix fois plutôt que la voir souffrir.
— Comment tu t’appelles, ma jolie ? dit Billy, alors que Kalika se plante devant lui. Sa voix tremble un peu, peut-être à cause du pouvoir hypnotique des yeux de Kalika, qui sont rivés sur lui. Penchant la tête sur le côté, Kalika dévisage Billy. Jusqu’à maintenant, elle m’a ignorée.
— Kalika, dit-elle.
Il s’étonne :
— D’où ça vient, un prénom pareil ?
— C’est un nom indien. Kalika, c’est ce que je suis.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’est un prénom qui a plusieurs significations, mais la plupart sont secrètes.
Elle se décide enfin à commenter ma présence.
— Tu as fait du mal à ma mère, regarde : elle saigne.
Billy pousse un immense soupir.
— Je le sais, Kalika, et crois-moi, j’en suis désolé. Mais c’est ta mère qui m’a attaqué, et j’ai été obligé de me défendre.
Kalika reste impassible.
— Tu mens. Toi, tu es méchant, mais ton sang, lui, doit être délicieux. J’ai l’intention d’y goûter, tout à l’heure.
Puis elle ajoute :
— Tu peux poser ton couteau et ton revolver, tu n’en as plus besoin, maintenant.
Décidément, Billy est en train de passer la nuit la plus étrange de toute son existence. Avec un sourire carnassier, il se tourne vers moi.
— Quel genre de bêtises as-tu appris à cette gamine, Sita ?
Je hausse les épaules.
— Elle regarde trop la télé.
Billy en renifle de mépris.
— C’est trop ! J’arrive pas à croire qu’une famille comme la vôtre puisse exister ! Le couteau dans la main droite, il fait un pas en direction de ma fille.
— Amène-toi, fillette, je vais t’enfermer dans l’autre chambre. Ta mère et moi, on a des trucs il faire, et ça ne peut vraiment pas attendre. Mais ne t’en fais pas : si tu es bien sage, je viendrais bientôt le chercher.
Billy lui tend alors sa main libre.
— Viens, donne-moi la main.
Innocemment, Kalika prend la main de Billy. Elle va même jusqu’à laisser les doigts de l’homme se refermer sur sa menotte, et soudain, avec une rapidité surhumaine, elle agrippe l’autre main de Billy, lui tord complètement le poignet, et lui plonge la lame du couteau dans l’estomac – la lame s’enfonce littéralement jusqu’à la garde. Baissant la tête, Billy ne peut que constater les dégâts, et une expression mêlant la surprise et l’angoisse se peint aussitôt sur son visage. Lentement, comme dans un rêve, il lâche son couteau à cran d’arrêt. De toute évidence, son poignet est cassé. Un flot de sang rougit déjà le devant de son pantalon, et Kalika manifeste pour la première fois un certain plaisir.
— J’ai faim, annonce-t-elle.
Au bord de l’asphyxie, Billy essaie vainement de respirer, mais il est en train de comprendre qu’il court un danger mortel, et qu’en fait, il est peut-être déjà foutu. Rassemblant ses dernières forces, il tente de frapper Kalika, mais celle-ci ne se tient plus à l’endroit où elle se trouvait encore un instant auparavant, et il la rate, évidemment. C’est bien la digne fille de sa mère… À deux reprises, sa jambe droite se détend et, avec son petit soulier verni noir – j’en ai acheté une paire tout exprès pour elle au centre commercial –, elle fracasse successivement les cartilages de chacun des genoux de Billy. En retombant sur ses articulations explosées, il pousse un hurlement de douleur vraiment pitoyable.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Ce n’est quand même pas une gamine de cinq ans qui m’a fait ça ! s’écrie-t-il.
Kalika s’approche de lui, l’attrape par les cheveux et tire sa tête en arrière, exposant ainsi sa gorge. Son visage exprime un calme surnaturel que je trouve absolument fantastique.
— Si tu comprenais les différentes significations de mon prénom, déclare-t-elle froidement, tu n’aurais pas besoin de te poser autant de questions.
Une gorgée de sang succédant à l’autre, Billy finit par mourir.
Parce qu’avant de me libérer, Kalika a décidé de se nourrir.
Et même moi, Sita la Damnée, je trouve le spectacle insupportable.